PROCHE DE QUELQUE PART

Mingjun Luo est une plasticienne suisse d’origine chinoise qui peint, dessine, photographie et réalise des installations, et dont toutes les formes que prend son travail convergent vers un questionnement récurrent, celui de l’identité. Identité originelle et culture de l’Asie versus identité nouvelle, acquise par amour, par destinée. Comment, en tant qu’artiste travaillant en Europe et y exposant mais aussi voyageant et exposant régulièrement en Chine, ne pas être conduit à interroger cette dualité et la complexité des sentiments qu’elle fait naître ? La mettre en scène, c’est parler d’une expérience personnelle qui rejoint peut-être celle, plus universelle, de tous les migrants: la distance, le temps et l’espace qui nous séparent d’un point d’ancrage inoubliable.

Pour Mingjun Luo, il s’agit de s’appuyer sur cet écart pour trouver sa position, son poste d’observation, un point de vue unique. C’est aussi, peut-être, une forme de fidélité.

Après qu’elle ait beaucoup dessiné et peint des personnages, des groupes, des scènes avec autoportraits extraits d’albums anciens comme brulés par la lumière du souvenir, Mingjun Luo montre une série de dix dessins de paysages urbains, des villes qu’on devine, des routes nocturnes balayées de phares, de flashs et d’éclats de lumières. Est-ce un guidage pour s’orienter ou y-a-t-il là une syncope légèrement inquiétante ? La série se nomme Ni proche ni lointain, ni l’un ni l’autre, mais comme dans un rêve, un trajet vers l’inconnu. Qui est aussi un voyage en dessin, infiniment patient, trait après trait dans une maitrise irréprochable du maniement de la mine de plomb.

L’espace et le temps, encore, se retrouvent sur une toile monumentale, Passagers. Un couple en bicyclette avance droit devant lui, à la rencontre d’ un autre couple à pied, plus âgé. Temps de la vie, croisements dans la géographie, la métaphore est discrète et dépouillée, comme la facture de Mingjun Luo qui n’utilise que la peinture blanche sur la toile écrue. Elle manie le clair-obscur en dosant réalisme de la vision et liberté picturale proche de la tache, deux autres oppositions.

Quant au vélo, deux toiles le consacrent objet de La vie quotidienne. S’il se répand dans les villes européennes à la faveur des alternatives aux embouteillages, il est aussi un symbole de la vie du plus grand nombre en Chine, qui rêve d’accéder à la voiture individuelle. Dans la mythologie de Mingjun Luo le vélo est un objet lié à l’enfance mais dans ce va-et-viens est-ouest décalé, ces natures-mortes urbaines sont aussi des scènes de parking vues en Suisse.

Un diptyque binoculaire, deux peintures de forme ronde sont accrochées côte à côte, comme vues à travers des jumelles : la première montre une scène de rue chinoise avec vélo, en couleur, tandis que l’autre, reprend la scène vue de plus près, en clair-obscur et moins détaillée. Proche de quelque part illustre deux façons de peindre : l’une est représentative de la technique acquise par une rigoureuse formation à l’université d’art chinoise, l’autre, plus onirique, met le thème à distance à travers une facture plus libre. Le tout dit la synthèse.

Des petits formats ronds prolifèrent au mur dans la série Voir et être vu. Peintures et collages rehaussés mêlent des fragments de réel et des interprétations oniriques. Cette installation est née d’une réflexion sur le thème de « l’arrivée et du départ », le point de vue de celui qui, arrivant de loin, d’un bateau peut-être, approcherait une terre inconnue en l’observant à la longue vue.

Voir et être vu, c’est observer et être observé. Et aboutir peut-être au secret, à l’intime, comme l’évoquent quelques aquarelles érotiques. On le devine, il y a là une dialectique sensible qui mêle le regard interrogatif que pose l’étranger sur l’inconnu et la position d’être regardé de l’artiste.

La version dessinée de Voir et être vu, c’est l’empreinte sur papier des contours de ces petites peintures fraiches dont il ne reste que la forme ronde rendue à l’abstraction, à la légèreté, sans plus d’image. Mingjun Luo les rehausse de son incomparable trame de patience, à la mine de plomb.

De là, les ronds roulent d’une toile à l’autre. L’oeil de Mingjun Luo crée des liens entre un motif de tissu de parapluie, Les pois, et le design d’un porte-manteau, Les boules. Ailleurs, c’est la prolifération des taches d’encre de Chine éclaboussées – un motif récurent qui évoque l’éclatement d’un univers – qui se retrouve sur l’Abri de papier. Cette installation fait référence à la nostalgie qui l’étreignait durant ses premières années en Suisse. De cette époque elle dit : « toucher le papier, c’est comme toucher la maison ».

C’est ce papier taché d’encre de Chine dont elle a recouvert en partie la chaise vaudoise traditionnelle ajourée d’un cœur. L’objet se nomme L’Amour et son message est clair..

Marie-Fabienne Aymon