L’Été dernier

L’été dernier est une ligne continue qui court le long des murs de la Fondation Louis Moret. Installée à hauteur des yeux de l’artiste, cette frise est constituée de 298 photographies de format 10 x 13 cm, collées bord à bord, séparées les unes des autres par leurs marges. Elle ont été prises entre 2007 et 2017 et sont présentées de manière chronologique dans le sens de la lecture. Sous la frise le mur a été enduit de couches d’acrylique transparente et légèrement brillante.

Le contenu des images est hétérogène : des paysages et des jardins, de l’architecture, des objets du quotidien ou pas, quelques visages, des murs, des œuvres d’art, des ombres, des percées lumineuses, le ciel, des souvenirs, un choix parmi tout ce qui un jour a arrêté le regard d’Ariane Epars et qu’elle a photographié sans autre intention que de documenter, à son propre usage, ce qui peut constituer un carnet de notes visuelles.

C’est le genre d’image qui, sans avoir de prétention artistique en soi – Ariane Epars ne se dit pas photographe – nourrit ses réflexions de plasticienne et constitue le terreau composite, mais jusqu’alors caché duquel ont émergé, tout au long de 30 ans de parcours artistique, des œuvres d’une grande exigence, discrètes et puissantes, dans lesquelles jamais n’est apparue la moindre image ! En voici 298.. comment est-ce possible ?

Ariane Epars ne produit pas d’œuvres d’atelier qu’elle présenterait à l’occasion de l’une ou l’autre exposition, mais elle répond à des invitations formulées par des centres d’art ou des musées, et a participé à de nombreux concours de Kunst am Bau (Art et bâtiment). Dès lors, elle conçoit son travail à partir d’un lieu spécifique, en interaction avec lui, interrogeant son identité, son esprit et son histoire. Sa réponse est un geste qui, en général, clarifie, répare ou restitue. Par exemple Terre de Moab, réalisé à Berlin en 2009 dans le quartier populaire de Moabit, où elle réhabilite une cour d’immeuble encombrée de gravats qu’elle dégage, nettoie et finalement réordonne par la plantation géométrique de 100 tagètes. Ou encore Cor Ross (coeur rouge) en 2008 dans le val Bregaglia, où elle réenchante par la couleur a fresco l’espace condamné de la crypte d’une petit église à l’histoire chaotique.

Le premier geste qui l’a liée physiquement à l’espace de la Fondation Louis Moret, avant tout autre développement, a été un soin donné aux murs puis l’application d’un enduit brillant, quoique à peine perceptible, sur leur partie inférieure.

Après avoir réalisé plusieurs œuvres importantes utilisant le langage – liste, énumération, inventaire, description – Ariane Epars publie en 2015 Carnet(s) du lac, le journal d’une année d’ observation quotidienne du lac Léman vu depuis sa fenêtre. Elle en fait une description factuelle, sans affect mais très sensible, au plus près des mouvements du paysage, le regard tendu comme celui d’un peintre sur le motif. Ses outils sont les mots – mais elle ne se dit pas non plus écrivain – et ce sont eux qui créent dans l’esprit du lecteur les images qu’elle ne produit toujours pas. Tout reste à imaginer.

Le projet qu’elle réalise en 2013 pour le foyer de la Haute école pédagogique à Lausanne est une Frise en creux, de la largeur de la paume de sa main et à hauteur de sa hanche, tout au long de laquelle elle gratte le crépi du mur jusqu’à retrouver les matériaux composites de son origine, un agglomérat de pierres, de ciment, de brique et de plâtre. Plutôt que d’ajouter un objet, l’œuvre fonctionne par soustraction, donnant à voir un fragment caché de la réalité physique du lieu.

On retrouve dans L’été dernier la forme continue de la frise, cette ligne qui permet d’inclure les contours d’un espace architectural. Mais on y trouve surtout la même dimension symbolique de mise en lumière de ce qui était caché. Pour la première fois, ce carottage des matériaux s’effectue dans un registre intime et passe à travers le tabou de l’image. Celui là-même qui inspirait cette pièce sonore de 2011, Tu ne te feras pas d’images. Pour la première fois, Ariane Epars s’avance sans détourner le propos en plaçant l’ « espace d’exposition » au centre, mais elle se glisse entre Louis Moret l’ami des artistes et Jean Suter son architecte, comme si cette ligne de « l’ici et maintenant » pouvait être reçue pour ce qu’elle était, ni plus ni moins. Une ligne de vie d’artiste, à l’affut de ce que le monde lui renvoie. Et parce que ces petites photos sont du côté de la vie, elle en présente autant qu’il y a de murs pour les recevoir, sans hiérarchie, juste un déroulé du temps, un film immobile collé au bâtiment nu.

En contrepoint à la quantité des images qui composent cette frise, Ariane Epars a imaginé Les crécerelles, une petite édition née sous ses doigts alors qu’elle questionnait encore la forme à venir de cette exposition. A la fois photographie et objet, la double image d’un faucon crécerelle se présente dans un cadre qui est aussi une boîte à couvercle qu’on peut refermer, si l’on est troublé par tant de délicatesse..

Il y a quelques semaines, Ariane notait
« mes photos sont faites de lumière(s), ombres, pieds, mains, saints et saintes, herbe ou gazon, détails
un monde heureux
une pâte faite de beauté et de bonheur
c’est une … découverte
je continue »

A la fin de la frise se trouvent quelques images faites récemment ici à la Fondation, ce sont celles du dernier été. Il deviendra l’été dernier, quand le temps aura passé..

Marie-Fabienne Aymon