ENVÊTEMENT
Vêtures-Dévêtures IV
ENVÊTEMENT

Après Vêture-Dévêture IV en 2005, la Fondation Louis Moret présente aujourd’hui Envêtement. Si le vêtement est bien l’objet décliné dans le travail d’Aline Ribière, c’est en réalité le corps qu’interroge l’artiste depuis la fin des années 70, produisant pour lui des enveloppes, des recouvrements et des prolongements. Après les inoubliables robes de laitue de mer et les virginaux carrés de lin blanc, Aline Ribière installe aujourd’hui des mains dans l’espace, des empreintes de corps de femmes, et des robes où chaque fil compte.

Les mains sont les précieux outils d’Aline Ribière qui est une artiste du « faire », du geste répétitif, de la lenteur et de la précision. Elle a réalisé 150 mains en tarlatane, dessinées d’après les siennes. Identiques, numérotées, elles constituent un corpus de base prêt à se déployer selon l’espace où il se trouve ; ici, Mains est une installation de 127 pièces qui se présente au mur mais s’en affranchit. Etre dans le cadre et s’en détacher à la fois, c’est une question de définition que pose souvent le travail d’Aline Ribière.

Les Femmes dermographiées se présentent, elles, à plat et plus encore que cela : passées sous presse. C’est l’aboutissement d’un processus qui commence par le moulage d’un corps, se poursuit dans son enveloppement de tissu au plus près des formes et aboutit à une négation totale du volume au profit de l’aplat de l’image. Des découpes de corps qui ressemblent à des découpes de robe, traces et variations : devant, dos, serrés, décousus, en silhouettes et même en fantômes avec des plis antérieurs qui reviennent à la surface, autant de présences ambiguës.

Lorsqu’on entre dans l’univers d’Aline Ribière, on ne peut manquer de relever la quantité de contraintes dont elle balise son travail de plasticienne. Et qui font de chaque création un véritable conditionnement, une forme d’ascèse où la patience devient, selon elle, une forme d’entêtement. Ses mains s’entêtent à tirer les fils qui relient son corps au monde. Ainsi des Corps de robe. Ces trois pièces mettent en scène le dehors et le dedans dans une interpénétration, un trouble des repères cher à l’artiste. Le rouge est l’enveloppe vestimentaire, le blanc est l’enveloppe corporelle : par un travail de passages fil à fil, elle fait s’enfoncer le vêtement rouge à l’intérieur du corps blanc, lui assignant ainsi la place des entrailles. Aline Ribière parle ici du « degré zéro de la broderie » qui consiste, plutôt qu’à orner, à repriser fil à fil pour relier ensemble des pièces de tissu. Un geste auquel elle accorde beaucoup de sens.

La performance fait depuis longtemps partie de la pratique de l’artiste. Les photographies de Karl Harancot, Regards d’Elle, où l’on voit Aline Ribière se mettant en scène avec quelques unes de ses pièces, en sont un prolongement. Elles sont extraites de l’inventaire de 40 ans de création, un travail qui ne vise pas seulement à documenter mais à re-présenter, avec un regard actualisé, des pièces en situation. Ici, les variations de Corps de robe sur les fonds noirs et blancs révèlent d’autres lectures possible. Elles confirment aussi comment le propre corps d’Aline Ribière est en permanence partie prenante de sens.

Les Reliques, dans les boîtes de plexiglas, sont des petites pièces d’organdi qui représentent les parties d’un corps par de légers replis non cousus, des repères corporels – nombril, taille, seins – et des broderies faites des cheveux d’Aline Ribière qui introduit ici la matière organique la plus proche des fils. Enveloppe corporelle est le fruit d’une collaboration avec la photographe Jacqueline Salmon, une image noire (elle existe aussi en blanc) qui révèle la moirure délicate et les gris raffinés d’une robe en organdi, scannée et reprisée fil à fil sur fichiers numériques.

Bienvenue donc dans l’univers profond et délicat d’Aline Ribière où le geste et le faire génèrent de la pensée.

Marie-Fabienne Aymon

Vêtures-Dévêtures IV

Bienvenue dans l’univers des Vêtures-devêtures d’Aline Ribière. Cette exposition est une invitation à suivre le fil d’une plasticienne singulière, en marge de toutes les définitions, dont l’univers commence aux contours de son propre corps pour plonger dans les méandres d’une réflexion sur ce qui le recouvre, le prolonge, l’évoque, le révèle et l’habite. De ce qui l’organise au sens de ce qui dévoile un ordre inédit – on le verra autour du lin blanc- et qui l’organise aussi au sens de ce qui le rend plus organique encore, lorsque ce corps laisse son empreinte dans d’étranges matériaux, des algues sèches par exemple.

Cette exposition est riche de toutes les expériences marquantes d’Aline Ribière ces dernières années: des performances réalisées avec la Robe du Japon à la Nuit des Musées à Berne en 2003 ou avec les Carrés blancs récemment au Musée de Pau, une résidence d’artiste de plusieurs mois à Hendaye, au Domaine d’Abbadia au bord de l’Atlantique, qui débouche sur la série des Mues, une collaboration étroite avec le musée d’Evreux qui met à sa disposition ses ateliers de gravure afin de réaliser la série des Empreintes dermographiques, et l’ensemble des collaborations menées depuis plus de 25 ans avec le monde de la danse, du théâtre et des arts plastiques. Car ce travail est à la lisière de plusieurs univers dont la mode est certainement le plus éloigné, même si le cœur d’Aline Ribière bat pour des robes. Les mots qui ont désignés son travail plastique l’attestent: des “vêtements de l’imaginaire” dans les années 70. Puis des “vêtements-dévêtements”, des “envêtements”, des “remembrements”, des “territoires corporels”, des “enveloppes”, des “mues”… Des “Vêtures-dévêtures” insiste aujourd’hui Aline Ribière. Version IV car ce travail a été présenté sous différentes formes dans les salles d’art contemporain des musées d’Evreux, de Bayonne et de Pau.

En voici quelques clés de lecture:

Les 2 Carrés blancs (1987) présentées ici, du plus simple au plus complexe, appartiennent à une série très significative du travail d’Aline Ribière. Chacun se présentent sous deux aspects, au mur et dans l’espace. La règle est simple mais contraignante: sur un rectangle ou un carré de lin blanc, l’artiste ne s’autorise que deux types d’intervention: des découpes de fentes dans le sens de la trame ou de la chaîne, et des séries de boutons et leurs brides. Il n’y a aucune couture de construction et c’est par le seul boutonnage et déboutonnage qu’on passe du plat au volume et inversement. Du plat au volume, une notion-clé pour l’artiste. Aussi cruciale que la notion de règle du jeu, qui revient dans la construction de la Robe du Japon ainsi nommée parce qu’exposée à Isetan Museum au Japon pendant un an, et qui a donné lieu à de nombreuses performances depuis 1988. Imaginez une jeune fille nue patiemment et rituellement habillée par Aline Ribière de 27 robes, en commençant par la première, la plus étroite et la plus longue, auxquelles se superposent les suivantes, chacune plus large d’1 cm à l’encolure, de chaque côté, et plus étroite d’1 cm à chaque manche, et dans la longueur. Quatre boutonnages à chaque robe. Patient et calme recouvrement du corps de couches fluides et transparentes qui l’opacifient progressivement,tout en lui donnant la forme du temps de 27 jours de création – chaque robe est datée – qui aboutissent à la désincarnation la plus poétique.

Les Carrés blancs ont donné lieu à des développements divers sur les volumes cachés à débusquer dans les aplats de tissus. Ce sont, par exemple, les Formes/Contreformes de 1994. Un jour, Aline Ribière a taillé une robe à sa façon dans un rectangle de lin. Trois ans plus tard, elle a retrouvé les chutes de tissu de cette coupe et a alors réalisé qu’il était possible de trouver une autre forme de vêtement contenue dans ces restes. Depuis, elle a montré cette complémentarité en 2 couleurs. Forme/Contreforme indique, en même temps que le passage réversible du plat au volume, une tentation de passage de la vision picturale à une vision dans l’espace.

Le corps est le vecteur de la transformation. L’habit, pour devenir habité, le réclame. Il est l’enjeu du jeu, c’est lui qui donne vie à la géométrie, ou se dérobe. Ainsi dans la malicieuse série Ordre et Désordre de 2003, issue du principe des Carrés blancs, deux pièces fonctionnent à contrario. On voit au mur un corps recto-verso dessiné à la cire sur deux morceaux de tissu géométriques identiques. Mais rien n’est qu’apparemment simple; car le corps dessiné dans le bon ordre lorsqu’il est à plat sera en désordre une fois la robe montée. L’ordre du plat devient le désordre du volume, et inversement dans l’autre pièce.

Dans la rigueur silencieuse de ses lins blancs, Aline Ribière a exploré l’idée du plat au volume en passant par la construction-déconstruction, mais elle l’a aussi traversé d’une manière plus “sauvage” à travers les Remembrements en 2002. Cette robe, présentée dans sa version épinglée au mur, c’est à dire la plus picturale – elle est d’ailleurs rehaussée de peinture – est secouée de volumes intempestifs. Car elle résulte d’un détournement. Aline Ribière a utilisé ici le patron standard d’un ensemble avec jupe-culotte trouvé dans le commerce. Après avoir taillé les différentes parties, manches, buste, jupe etc.. elle les a rassemblés dans le désordre. Les volumes se trouvent répartis ailleurs, la forme est déconstruite, reconstruite là où on ne l’attendait pas. Elle a porté cette robe, comme toutes ses créations, au moins une fois. Elle a aussi porté les robes des Mues pour les photos de son catalogue… Car ces créations, ces ”enveloppes corporelles”, ne s’éloignent jamais de leur créatrice, du centre vital qu’est le corps même d’Aline Ribière. Les Mues de 2001-02 sont des vêtements fantasmés à partir des algues rejetées par la mer, qui prolifèrent et qui viennent s’échouer sur les rivages de l’Atlantique. De ces laitues de mer et gélidium peu aimés car très envahissants, elle fait des robes
organiques qui semblent des peaux momifiées, des parures de sirènes disparues, une mue de réseaux veineux du temps d’une autre vie. Au-dessus, les deux robes Géantes, l’une roide, l’autre étale, sont les seules, dans leur monumentalité, à échapper à l’échelle du corps de l’artiste.

Dans une même curiosité sensible aux matériaux organiques pris là où ils se trouvent,elle a réalisé la Dentelle d’épices au Liban et la Végétale n°2 près d’une forêt. Cette excursion du côté des matériaux “différents” ne l’ont pas détournée de son intérêt pour la relation plat-volume à travers le tissu. Et les derniers aspects de cette recherche trouvent un développement graphique affirmé. La robe que porte Aline Ribière le jour du vernissage est une Empreinte dermographique. Elle l’a construite sur elle et marquée des plis et des volumes de son corps. Puis l’a placée sur une plaque de gravure encrée, et puissamment aplatie par un passage sous presse. Il en résulte un inscription graphique significative; sous la pression, le dos de la robe est venu s’imprimer sur le devant. Brouillage des pistes. La robe, reprenant son volume en trois dimensions, porte alors les inscriptions des deux dimensions de l’aplat. En écho, les Empreintes “bis”, second passage sous presse et sans réencrage, offrent la réplique en négatif pâli d’une incarnation en voie de disparition. Hypothèse d’un retour au blanc?

Si l’ensemble de l’œuvre d’Aline Ribière se resserre en un seul contour pour un autoportrait, d’autres femmes, à présent, se profilent. Reprenant le principe des empreintes du corps passées sous presse, Femme dermographiée inclue d’autres corps, aux proportions différentes, inaugurant une série en cours de réalisation.

Marie-Fabienne Aymon